En renouant avec la dimension sacrée de la nature oubliée depuis plusieurs siècles, « le rire de Poséidon » met en scène une quête spirituelle sous COVID-19 par la pratique du surf et le culte voué à l’Océan et aux vagues.
Cédric Grèze, waterman engagé, champion de France de bodyboard en 1995 continue sa passion de l’océan à écumer les vagues girondines. Créateur, directeur, entraîneur de l’école HCL, à Lacanau – Océan, Cédric n’a jamais renoncé à ses rêves de gosse ni rien lâché sur les valeurs du surf en inscrivant son parcours de vie dans la transmission. Voici un succulent témoignage de son récent voyage à Nazaré dans l’univers hypnotique de Poséidon.
JE RESPIRE DONC JE PENSE, JE SURFE DONC J’ÉCRIS !
La première fois que je me suis rendu à Nazaré, il y a trois ans, il n’y avait pas de vague. Un Océan lisse comme un miroir s’étendait jusqu’à l’horizon. Et pourtant, m’immergeant dans le paysage grandiose depuis le sommet de la falaise qui surplombe le spot, juché sur la terrasse du Fort où s’érige le célèbre phare rouge, la large plage de Praia do Norte qui s’étend en contre-bas au nord de l’éperon rocheux, j’ai tout de suite été frappé par la majesté de l’endroit. Le souffle des dieux imprègne cet espace fascinant. Comme si je me tenais sur l’un des points névralgiques de la planète, l’un de ces lieux mythiques où toute l’énergie et la signification du monde se concentrent.
A droite du Fort, qui est aujourd’hui aménagé en musée à la gloire de la vague géante, il y a un petit escalier vertigineux qui descend le long du vertical et escarpé mur de roches. Plusieurs dizaines de mètres plus bas, vous vous retrouvez au milieu de blocs de rochers énormes contre lesquels viennent se fracasser les monstres d’écumes les jours de grosse houle. Une force olympienne se dégage de cet environnement minéral ouvert sur l’horizon, le vent et l’eau à perte de vue. Malgré le calme parfait de l’Océan ce jour-là, je pouvais sans mal imaginer les vagues gigantesques se lever et déferler à quelques dizaines de mètres du point où je me tenais, déchaînant la surface de la mer comme un enfer d’eau et de colère.
Le gigantisme du site et sa vibration singulière forment le théâtre idéal pour accueillir l’un des phénomènes les plus spectaculaires de cette planète. Car voilà des centaines de milliers d’années, propulsées par une fosse marine profonde de cinq mille mètres et des conjonctions géologiques inouïes, que des vagues titanesques soulèvent ici l’Océan d’une manière unique, patientant tout au long de la colonne vertébrale des siècles qu’une petite élite d’êtres humains, femmes et hommes au courage de demi-dieux grecs, viennent les chevaucher dans l’un des défis les plus hors-norme de ce temps. J’avais devant moi une arène extraordinaire, sauvage ; le théâtre était vide encore ; m’y rendant désormais en pèlerinage annuel, j’attendrai encore trois ans avant d’y voir se battre avec le monstre antique, perchés sur de courtes et lourdes planches, les gladiateurs de ce siècle.
Pour se rendre dans la petite ville de pêcheurs de Nazaré, dans la Province portugaise de Leiria, on traverse sous le soleil, après avoir quitté l’autoroute, une forêt de pins qui évoque celle de nos chères Landes de Gascogne. En enchaînant les ronds-points à travers la pinède, on ne peut s’empêcher de penser à tous les Big Wave riders qui ont emprunté cette même route, Garret McNamara, Carlos Burle, Kai Lenny, Justine Dupont, Benjamin Sanchis, Lucas Chumbo, etc. Que peut-il bien se passer dans leur tête en roulant pareillement sous les pins, très tôt le matin, tandis que la nuit règne encore, avant d’aller affronter l’océan et la mort ? Quelle excitation et quelle angoisse coulent dans leur veine avant d’aller chevaucher des monstres marins de plus de 10 étages de haut ?
En entrant dans cette partie de la ville qui est construite sur les hauteurs où culmine la falaise, deux choix s’offrent à vous : vous garer dans les petites ruelles au charme suranné pour ensuite marcher jusqu’au Fort édifié au bout de l’éperon rocheux, ou prendre encore plus vers le nord, à la lisière de la ville, et emprunter la petite route qui descend vers la Praia do Norte. En ce jour d’énorme houle, mon choix se porte sur la plage du Nord, car je veux avoir une première vision du spot par le bas, en marchant dans le sable, à hauteur d’eau. Quand j’arrive sur la plage, le spectacle qui s’offre à mon regard est phénoménal et irréel. Une houle gigantesque agite l’Océan sur des centaines de mètres vers le large. Il y a une drôle d’impression, immédiate. Alors qu’on s’attend à un vacarme de tous les diables avec cette houle énorme, tout baigne étrangement dans une ambiance de coton, assourdie ; le fracas des vagues géantes produit un ronflement sourd, comme amorti par l’immense champ d’écume qui nous sépare du large. C’est en premier ce qui m’impressionne le plus : cette zone infernale et bouillonnante située entre la plage et la zone d’impact des vagues, un espace immense d’écume épaisse et convulsée, blanche comme neige, faite de tourbillons, de remous anarchiques et de courants mortels.
A plusieurs dizaines de mètres de la plage, les vagues qui se lèvent dans cette zone y sont tellement grosses, recouvertes de mousses immaculées, qu’elles se dressent, tombent et s’effondrent comme au ralenti dans de lentes explosions, si violentes qu’elles sembleraient pouvoir pulvériser un immeuble entier. C’est une vision apocalyptique. Cela paraît à ce point irréel qu’on pourrait croire avoir devant les yeux les planches d’une bande dessinée, comme un manga japonais ou une sculpture fictive, enchevêtrée, sortie de l’imagination d’un artiste fou et psychotique. Je pense à l’Enfer de Dante, aux cercles infernaux traversés par Virgile et à tous les enfers mythiques des différentes cosmogonies mondiales. Parfois, il arrive sur cette planète que le mythe et le réel se rencontrent, se mélangent, et que certains lieux géographiques n’évoquent pas seulement des figures imaginaires ou mythologiques, mais les incarnent concrètement, charnellement, comme si le monde imaginal parvenait à s’extraire du royaume invisible pour prendre une forme historique et palpable. Le champ d’écume de Nazaré, se réveillant plusieurs fois par an, fait partie de ces lieux fantastiques.
Après avoir traversé la plage et nous être installés sur la falaise avec une foule de spectateurs hypnotisés, nous voyons l’un des surfeurs-gladiateurs affronter seul cette zone mortelle. L’Enfer sur terre. Chevauchant une vague immense, le Big Wave rider fait une chute au mauvais endroit. Généralement, une fois lancés par le jet ski, les surfeurs font en sorte, après avoir dévalé le monstre marin, de sortir de la vague avant de parvenir dans cette zone chaotique. Ils y parviennent la plupart du temps, lâchant le Léviathan quand ils sont encore dans l’eau bleue. Malchance ou imprudence, il arrive cependant à certains d’entre eux de se faire avaler par l’écume. Happés par les violents tourbillons pour un premier séjour suffocant sous l’eau, ils se retrouvent ensuite dans la zone de mousse tant redoutée. L’eau y est alors partout déstructurée et incontrôlable. Le héros malheureux doit alors plonger sous des avalanches d’écumes. Chaque fois qu’il ressort la tête de l’eau après plusieurs dizaines de secondes d’apnée à se faire désarticuler comme un boxeur affrontant un Titan à mains nues, il se retrouve emporté par des courants furieux en attendant de devoir replonger sous les prochaines cataractes. Les jet skis de sécurité tentent bien de le récupérer, mais cela ne réussit pas toujours, ou pas tout de suite. Ce jour-là, l’intrépide se fera traîner jusqu’à la plage sans que les secours ne parviennent à le sortir de cette situation périlleuse. Enfin arrivés près du bord, au pied de la falaise, sain et sauf malgré son aventure mortelle, il nous salue en agitant le bras et la foule soulagée le salue d’un tonnerre de cris et d’applaudissements. Applaudissant moi aussi et m’époumonant à tout rompre, je suis parcouru de frissons et saisi de sentiments intenses et fraternels pour cet homme et pour son exploit hors du commun.
En vérité, tous ensemble, bruyants et le cœur exalté, nous le remercions pour ce qu’il vient d’accomplir – en notre nom. Oui, en notre nom : au nom des êtres humains. Quoique nous soyons individuellement incapables de réaliser un si haut fait, c’est un frère humain qui l’a accompli, – pour nous. A notre place. En vérité, au nom de toute l’espèce. Quand Neil Armstrong fut le premier être humain à poser un pied sur la lune le 21 juillet 1969, il le fit au nom de tous les hommes et de l’humanité entière. C’est exactement ce que je ressens à ce moment-là pour ce frère humain qui vient de frôler la mort et de traverser littéralement l’enfer. Sous nos yeux, en direct, il vient de réaliser un exploit qui me semble d’égale dignité, dans le domaine des accomplissements humains, quoique dans un registre différent, que celui qui consiste à voler vers la lune et à y laisser une trace. Je ne suis personnellement pas capable d’accomplir un tel exploit, mais cet homme vient de l’accomplir pour moi et pour toute l’humanité. Quelle gratitude peut-on alors ressentir dans cette foule enthousiaste ! Oui, nous pouvons dire qu’il y a une vraie parenté de sens entre le fait d’avoir marché sur la lune et celui de glisser sur une masse d’eau furieuse de près de trente mètres de haut qui file à près de soixante-dix kilomètres heures, lourde de plusieurs mégatonnes d’énergie pure. Pour arriver à ce point de l’histoire de l’humanité, il a fallu toute une conjonction d’évènements comme ceux de fabriquer des jet-skis et d’inventer la technique du surf tracté, de dépasser des limites mentales liées à la hauteur de vagues qu’il est humainement possible de surfer, de faire d’un sport individuel un sport par équipe avec secours et aide technique sur la plage et dans l’eau, ou encore de maîtriser des techniques d’entraînement et de préparation physique et mentale si poussée qu’elles permettent de survivre dans des conditions extrêmes, écrabouillés et sans air sous des monstres d’eau de plus de vingt mètres à la puissance surhumaine et destructrice.
Tranquillement assis sur la falaise, le spectacle est terrifiant et hypnotique. Il y a en pleine mer, cent mètres au large de la falaise, une dizaine d’équipages de binômes composés d’un pilote de jet et d’un surfeur ou d’une surfeuse tracté(e). Dans une vaste étendue d’eau, ils forment un ballet incessant, en chasse des montagnes d’eau, voguant d’un bout à l’autre de l’immense périmètre de jeu. Soudain, quand la houle géante pointe au large, en voici deux ou trois qui filent plein gaz vers l’horizon, disparaissant de notre champ de vision dans les creux immenses entre deux lignes de houle. Après quelques instants où le temps se suspend, les voici qui ressurgissent de l’horizon, cavalant sur le dos d’une ondulation massive et si rapide que le jet ski doit pousser son moteur à fond pour pouvoir suivre la vague. Derrière, le surfeur est cramponné à son filin, campé sur ses jambes brûlantes, encaissant sous sa planche les clapots et les remous à une vitesse prodigieuse. A mesure que l’équipage avance, la vague grossit, grossit et grossit encore sous les pieds du surfeur. Propulsée par la fosse marine, canalisée par la forme du canyon, l’ondulation rencontre maintenant le haut-fond de Nazaré et se dresse brutalement en un pic vertigineux. C’est le moment où le surfeur lâche la poignée et se retrouve seul, sans aide motrice, pour se lancer dans la pente interminable. Des étages et des étages à dévaler à une vitesse démentielle sur une eau désormais dure comme du béton qui frappe dans les jambes sans discontinuer. Vu depuis la falaise, le surfeur paraît minuscule, à peine discernable dans ce mur d’eau invraisemblable, telle une puce emportée dans les chutes du Niagara, quelques kilogrammes dérisoires essayant de dominer à mains nues l’énergie d’une bombe atomique. L’image la plus visible est cette trace blanche qu’il laisse derrière lui, signature éphémère et magnifique de son exploit. Celle-ci disparaît cependant bien vite, engloutie par l’avalanche d’écume colossale qui s’écrase quelques mètres derrière le surfeur. Toutes les fois où le surfeur parvient miraculeusement à s’extraire de l’explosion infernale, sortant entier et debout de la vague, c’est une acclamation formidable de la foule extasiée.
Les heures passent ainsi dans la contemplation de l’incroyable spectacle. Dans l’arène, les gladiateurs semblent ne pas se fatiguer, enchaînant les luttes héroïques et les longues traînées blanches dessinées un instant sur les gueules voraces de ces monstres d’eau venus du fond des abysses. Un évènement planétaire est en train de se jouer là, sous nos yeux sidérés. Sur la scène du monde, des héros minuscules en taille et en poids face à la dimension titanesque de ce à quoi ils s’attaquent écrivent en traces blanches éphémères une part signifiante, pleine de sens et d’énigmes à résoudre, de l’histoire, non seulement de cette espèce, mais de la vie et du Cosmos. Existe-t-il des leçons à en tirer ? Des enseignements existentiels, philosophiques, spirituels ? Sans doute, puisque l’Océan est un livre ouvert, vivant, où s’écrit une bonne part de la Sagesse et de l’aventure humaine. Il faut une nouvelle fois remercier ces gladiateurs de mettre leur vie en jeu pour nous permettre cette méditation. Dans le rapport unique qu’ils instaurent avec la nature, dans leur jeu conscient avec la mort et avec l’intensité de l’instant, dans ce corps-à-corps avec la puissance de l’être et dans cet abandon aux forces du destin, à cette connaissance qu’il est illusoire de vouloir tout contrôler dans le théâtre du monde, ne nous donne-t-il pas une clé possible pour affronter l’avenir ?
Extrait « Le rire de Poséidon » par Cédric Grèze
TRES BEL ARTICLE